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Généalogie médiatique du Brexit : les euromythes dans la presse britannique

Joel Ficet

Dernière mise à jour : 16 nov. 2023



Saviez-vous que l’Union européenne réglemente le volume sonore des cornemuses, la courbure des bananes et le diamètre des pizzas ? Qu’elle interdit les ballons gonflables aux enfants de moins de huit ans, et la vente des œufs à la douzaine ? Qu’elle oblige les serveuses à couvrir leur décolleté, et les restaurateurs à utiliser les noms latins des poissons ? Ou encore qu’elle a tenté de rattacher le Kent à la France ?


Si ces révélations passionnantes vous ont échappé, c’est vous n’êtes pas un lecteur régulier des tabloïds britanniques, tels que le Sun, le Daily Telegraph, le Telegraph, le Daily Mail ou encore le Daily Express. En effet, ceux-ci, depuis trois décennies se font une spécialité de publier les rumeurs les plus étranges sur la législation européenne, qui constituent désormais un genre journalistique à part entière : les « euromythes ». Forme particulière de désinformation politique, ils se sont montrés un très efficace outil de propagande eurosceptique, au point que certains leur ont attribué la paternité de la victoire du Brexit au référendum de 2016[1].


Mais ce qui singularise les euromythes, au-delà de leur hostilité à l’Europe, c’est l’exagération à l’extrême de leurs attaques. Bien que colportés par des organes de presse écrite conventionnels, ils partagent avec les fake news lancées par des anonymes sur Facebook ou Twitter une conception que l’on peut qualifier de « postfactuelle » de l’information. Pour les uns comme pour les autres, la vraisemblance d’un message médiatique par rapport à la réalité observable ou au message des sources institutionnelles (experts, scientifiques, statistiques publiques, presse de référence…) n’est plus un objectif ou une condition de crédibilité : ce qui importe, c’est la capacité du message à amplifier les présupposés idéologiques des récepteurs et à banaliser des visions du monde marginales ou extrémistes. L’influence des euromythes ne peut donc être comprise si l’on s’en tient à une vision noble du débat public comme échange rationnel d’arguments. En effet, plus qu’à produire un discours politique cohérent, ils visent à créer un Zeitgeist eurosceptique au sein duquel les attaques les plus radicales contre l’UE deviennent dicibles et convaincantes. Pour cela, ils adoptent une stratégie de l’outrance, voire de la bouffonnerie.


La stratégie de l’outrance


Les euromythes ne s’embarrassent guère de neutralité journalistique : ils sont ouvertement biaisés, absurdes, démesurés, insultants et souvent graveleux. Leurs auteurs usent avec une apparente délectation des comparaisons les plus frappantes, des formules les plus violentes ou du lexique le plus grivois pour générer une indignation maximale auprès de lecteurs déjà prévenus contre les institutions européennes.


Ainsi, à l’automne 1994, plusieurs tabloïds publient des articles développant une rumeur inattendue : les forêts britanniques seraient sous la menace d’une législation européenne d’inspiration national-socialiste ! L’Independent on Sunday titre ainsi : « Hitler law used against UK oaks »[2]. Le Sunday Express choisit quant à lui « Oaks at risk from Hitler », et cite un « expert en arbres » selon lequel « la campagne britannique est façonnée par une loi discréditée, basée sur l’idéologie nazie, et destinée à maintenir les forêts allemandes “racialement pures” »[3]. En l’occurrence, le texte en accusation est une directive de 1966 édictant des standards de qualité pour la vente de graines d’arbres dans le marché unique, que le Sunday Express accuse ici non seulement de fondements racistes mais de ruiner le patrimoine forestier britannique : « La directive a forcé les marchands de graine à importer des tonnes de glands d’Europe de l’Est, alors que les glands britanniques ne sont pas ramassés »[4]. Il s’agit là d’un exemple extrême, mais il montre que, lorsqu’il s’agit pour les tabloïds de peindre l’Union Européenne comme une dictature ou une menace pour l’identité britannique, tous les arguments sont permis, au risque d’atteindre le « point Godwin ».


Les tabloïds utilisent également fréquemment pour traiter les questions européennes de calembours et d’allusions sexuelles, qui deviennent le véritable objet de l’article. Ainsi, le Daily Mail, évoquant le 21 septembre 1994 le mythe de l’interdiction à la vente des bananes trop courbées par une directive européenne, titre « Brussels finally goes bananas »[5]. La même année, une rumeur concernant la standardisation de la taille des préservatifs donne lieu à un article du Daily Star intitulé « Euro squeezed : Brits ‘too big’ for 5 inch EC condom »[6], qui multiplie les doubles sens phalliques : l’intention de l’Union serait « évidemment de s’adapter aux petits Etat-membres » ; les Eurocrates seraient « loin de la cible » (« way short of the mark »), etc. Ce style polémique ou comique participe de cette stratégie de l’outrance, et rend par avance impossible les analyses nuancées des mesures issues de Bruxelles.


Un art de l’approximation et de l’amalgame


A la lecture de ces articles, on ne peut que s’interroger : d’où ces journalistes tirent-ils des interprétations aussi délirantes ? En fait, les euromythes contiennent toujours un noyau de vérité. La légende emblématique de l’interdiction par la Commission des bananes courbes n’est ainsi pas une pure invention, mais une exagération des termes d’une directive de 1994 édictant des standards de qualité pour les bananes vendues dans le Marché Unique, en distinguant différentes classes ; le texte prévoyait que les bananes caractérisées par une « courbure excessive » ou autres anomalies devraient être incluses dans la classe la plus basse[7]. Il existe donc à cette rumeur une base vérifiable, bien que sa restitution soit biaisée. Le lien avec la réalité est toutefois généralement plus ténu.


Ainsi, la fausse nouvelle propagée en 2018 par le Daily Mail selon laquelle la ville bavaroise de Roth aurait suspendu une cérémonie traditionnelle où les enfants accrochaient leurs lettres au Père Noël sur un sapin par peur de violer le Règlement général sur la protection des données (GDPR) européen était dénuée de tout fondement : suite à une interpellation de la Commission, le journal a reconnu ce fait et ajouté pour une fois à la version online un (rare) erratum admettant que « les nouvelles lois de l’UE sur la vie privée n’ont eu aucun impact sur ce type de traditions de Noël » et que la ville n’avait pas l’intention de mettre un terme à cette tradition[8]. L’efficacité de ce type de rectification est probablement très relative : les réactions de la Commission que les tabloïds incluent parfois dans leurs articles, même s’ils en réfutent complètement le contenu, sont généralement relégués dans les derniers paragraphes, lus par les lecteurs alors que leur opinion est déjà formée.


Autre type de détournement, les euromythes reposent fréquemment sur des erreurs d’attribution, soit que les législations critiquées émanent d’autres organismes internationaux, soit qu’elles aient en fait été adoptées au niveau national. La tentative de standardisation de la taille des préservatifs mentionnée plus haut n’était ainsi pas à l’initiative de l’UE, mais du Comité Européen de Normalisation, un organe autonome dont les préconisations sont appliquées sur une base volontaire par ses membres. Cas similaire, le Daily Record publie en 2003 un article très sérieux intitulé « Kilts are for girls », selon lequel un commissaire européen aurait annoncé que les kilts seraient désormais classifiés comme « vêtements féminins » sur les formulaires officiels et que les fabricants de kilts pourraient recevoir des amendes s’ils ne se pliaient pas à l’injonction (Daily Record, 10 novembre 2003). Même Sean Connery réagira à la rumeur avec indignation ! Pourtant, l’UE n’était en rien impliquée : un questionnaire assimilant les kilts à des vêtements féminins avait bien été envoyé aux producteurs, mais par l’administration britannique.


La tentation est grande de multiplier les citations d’articles de presse qui pourraient avoir été publié par le Gorafi ou The Onion. Il serait toutefois plus utile se s’interroger sur les origines de cette vague de fake news : s’agit-il simplement d’ignorance face à un système juridique trop opaque, où peut-on y déceler une véritable stratégie politique ?


Les euromythes et l’idéologie des tabloïds


La première chose à noter est que les tabloïds dont émanent l’immense majorité des euromythes sont idéologiquement orientés. Les grandes figures du secteur depuis les années 1980, tels que Rupert Murdoch (The Sun, News of the World, The Times), Richard Desmond (The Daily Express) ou Conrad Black (The Daily Telegraph) sont adeptes d’un ultralibéralisme économique et d’un conservatisme sociétal peu compatibles avec le projet européen, et n’ont pas eu d’état d’âme à modeler la ligne éditoriale de leurs journaux selon leurs vues. Ils ont ainsi accompagné le tournant eurosceptique des conservateurs qui, après avoir soutenu l’appartenance au marché commun dans les années 1960 et 1970, ont emprunté sous la direction de Margaret Thatcher la posture libre-échangiste et anti-fédéraliste qui a alimenté le Brexit.


Par ailleurs, ces médias, focalisés sur les enjeux nationaux ou sur la vie des célébrités, ne disposent pas de spécialistes des questions européennes ; ils sont dès lors amenés à multiplier les erreurs, à amplifier avec complaisance les positions des politiciens ou lobbyistes eurosceptiques, et de manière générale à donner crédit aux rumeurs qui reflètent leurs préjugés[9]. Parmi ces vecteurs de désinformation, Boris Johnson a joué un rôle prééminent. Parallèlement à sa carrière politique, Johnson a en effet collaboré à plusieurs organes presse, et s’est vanté de son succès à utiliser ses positions (il a notamment été correspondant du Telegraph à Bruxelles dans les années 1990) pour propager des rumeurs visant à ridiculiser les politiques européennes. Dans un éditorial du 17 octobre 2002, il confesse avec une grande candeur son ardeur à forger les fake news les plus échevelées : « Certaines de mes heures les plus joyeuses ont été passées dans un état de semi-cohérence, à composer des hymnes de haine à la dernière euro-infamie : l’interdiction des chips à l’arôme crevettes-cocktail ; les milliards dépensés à exporter du tabac grec infumable dans le tiers-monde ; le complot de la Commission européenne pour mettre au rebut nos bus à deux étages ; les tensions internationales sur les dimensions de l’euro-préservatif… »[10].


La mise en circulation des euromythes relève donc bien d’une méthode de désinformation, parfois en lien avec le personnel politique. Parmi les tabloïds concerné, le paroxysme est atteint par le Daily Express, explicitement engagé dans une croisade eurosceptique[11]. Son propriétaire, Richard Desmond, deviendra d’ailleurs un donateur et ardent supporter du parti UKIP de Nigel Farage. L’éditeur politique du journal, Patrick O’Flynn, est même élu sur une liste UKIP au Parlement européen.


Les euromythes en campagne


Les motivations du vote au référendum sont multiples, et il n’est probablement pas possible de mesurer exactement l’impact de la diffusion des euromythes sur le résultat. Quelques études ont toutefois essayé d’analyser les mécanismes par lesquels les médias eurosceptiques qui les publient ont pu influencer les électeurs.


Sur un plan quantitatif, d’abord : des chercheurs de Loughborough University ont examiné 1127 articles consacrés en mai-juin 2016 à la campagne dans dix quotidiens britanniques (y compris des médias « europhiles », comme le Guardian ou le Financial Times)[12]. Ils ont pu établir que la répartition des articles selon leur positionnement vis-à-vis du référendum était de 43% d’articles hostiles la sortie de l’Union contre 57% favorables à celle-ci. Cependant, si on pondérait ces résultats en fonction de la circulation des différents quotidiens étudiés, la campagne du Leave obtenait un avantage de 82% contre 18% pour le Remain. Les quotidiens les plus diffusés ayant pris le parti du Brexit, le message eurosceptique avait bien plus de chance d’atteindre un large nombre d’électeurs.

L’étude analyse également les apparitions des personnalités politiques dans les reportages écrits ou audiovisuels consacrés à la campagne sur la même période, et conclut à la surreprésentation des figures de droite : la personnalité de gauche la plus présente, le leader travailliste Jeremy Corbyn (dont les convictions européennes sont notoirement tièdes), n’arrivait qu’à la septième place, aisément dominé par Nigel Farage, à, la quatrième place. Cela est congruent avec le constat d’une campagne menée sur les thématiques populistes et conservatrices.


Mais l’influence réelle des tabloïds sur le vote doit se comprendre sur la longue durée. En diffusant pendant des années une image caricaturale de l’Union, ces médias ont préparé l’opinion publique à accepter la plausibilité d’un certain nombre d’arguments farfelus, sans que ceux qui les utilisent se sentent obligés de démontrer leur exactitude. Simultanément, les stratégies des politiciens ont été influencées : confiants dans la faculté des tabloïds à refléter le point de vue des électeurs, les pro-Brexit ont adopté une rhétorique radicale, leurs opposants étant dès lors condamnés à contrer le récit eurosceptique sans pouvoir avancer leurs propres arguments sur les bénéfices de l’appartenance à l’Union.


Exemple parmi d’autres, la situation des pêcheurs britanniques a été particulièrement mise en avant par les promoteurs du Leave, qui n’ont pas hésité à promettre que la sortie de l’Union permettrait de leur réserver l’exploitation des eaux territoriales du Royaume-Uni ; cette rhétorique permettait d’allier la défense d’une activité traditionnelle au registre nationaliste du « Take back control ». La réalité était toutefois bien plus complexe, les pêcheurs pouvant craindre en représailles de ne plus pouvoir accéder aux eaux européennes, ainsi que de ne plus pouvoir vendre leur poisson au sein du Marché Unique. L’argument a néanmoins été martelé, sans que les figures eurosceptiques tels que Johnson ou Farage prennent la peine de répondre aux critiques de leurs adversaires par un plan concret post-Brexit pour le secteur de la pêche. Mais l’acceptation de ce type de discours par les électeurs peut-elle surprendre quant ont pu paraître pendant près de 25 ans des titres d’articles tels que « Outrage over EU plot to Seize Control of our Seabed » (Daily Express du 6 février 2013)[13], qui clamait sans preuves que les quotas de pêche participent d’un plan pour priver le Royaume-Uni de sa souveraineté sur ses fonds sous-marins, et donner à l’Europe contrôle sur l’exploitation des minéraux ou hydrocarbures qui s’y trouvent ?


Sur le long terme, donc, le véritable effet de la prolifération des euromythes est la dilution du sens critique de l’opinion publique britannique dès lors que l’Union européenne est en débat. Lors de la campagne, un bus affrété par les partisans du Brexit parcourait les rues de Londres, arborant ce slogan : « Nous envoyons à l’UE 350 millions d’euros par semaine, finançons plutôt notre service national de santé ». Une affiche pro-Brexit clamait par ailleurs : « La Turquie (76 millions d’habitants) est en train d’adhérer à l’Union ». La duplicité de ces affirmations était évidente pour les observateurs extérieurs. Elles n’en constituaient pas moins des slogans d’une efficacité redoutable, car reposant sur une croyance largement partagée dans le caractère prédateur des institutions européennes et leur supposé biais pro-immigration.


Les euromythes, un phénomène britannique ?


Mais faut-il vraiment sourire de la crédulité des lecteurs des tabloïds ? De fait, on retrouve des échos de leur rhétorique eurosceptique dans tous les Etats-membres, généralement propagées par des figures conservatrices ou populistes. Ainsi, comment ne pas penser aux euromythes britanniques en découvrant cette déclaration de François-Xavier Bellamy, alors tête de la liste « Les Républicains » aux élections européennes, au micro de RTL, le 27 février 2019 : « Une Europe qui vient déterminer des normes sur la taille des étiquettes de soutien-gorge, ou la taille des concombres, c’est une Europe qui ne nous aide pas à trouver notre place dans la mondialisation » ? Boris Johnson trouve également un disciple en la personne du ministre du Tourisme de la Région Flamande Ben Weyts, membre de la N-VA (nationalistes flamands), qui annonçait en juin 2018 que l’Union Européenne menaçait « la culture de la frite belge » par l’adoption d’une législation visant à réduire la consommation d'acrylamide, une substance chimique qui se forme naturellement dans les aliments riches en amidon lors de cuisson à haute température et qui crée des risques de cancer[14]. Même cause, mêmes effets : l’application d’une grille de lecture souverainiste et identitaire par un démagogue amène à attribuer des conséquences démesurées à une régulation aux enjeux mineurs. On pourra donc encore lire dans la presse européenne que l’Union veut interdire le football ou imposer l’exhumation de Niki Lauda[15]


Ce texte peut être téléchargé en version PDF ici.

[1] Steven Barnett, « The Tragic Downfall of British Media », Foreign Policy, 8 juillet 2016. https://foreignpolicy.com/2016/07/08/the-tragic-downfall-of-british-media-tabloids-brexit/ [2] The Independent on Sunday, 20 novembre 1994. [3] The Sunday Express, 20 novembre 1994. [4] Id. [5] « To go bananas » signifie familièrement « devenir fou ». [6] Daily Star, 28 octobre 1994. [7] https://www.theguardian.com/politics/2016/jun/23/10-best-euro-myths-from-custard-creams-to-condoms [8] https://www.dailymail.co.uk/news/article-6416453/German-children-stopped-sending-Christmas-wishlists-Santa-GDPR.html [9] John Lloyd, Cristina Marconi, Reporting the EU. News, media and the European institutions, Tauris, 2014. [10] https://www.telegraph.co.uk/comment/personal-view/3582944/Im-no-longer-Nasty-but-please-stop-lying-about-Nice.html [11] https://www.express.co.uk/comment/columnists/patrick-o-flynn/285348/A-year-in-and-our-EU-crusade-is-on-course-for-victory [12] https://blog.lboro.ac.uk/crcc/eu-referendum/uk-news-coverage-2016-eu-referendum-report-5-6-may-22-june-2016/ [13] https://www.express.co.uk/news/uk/375851/Outcry-over-EU-plot-to-seize-control-of-our-seabed [14] https://www.rtbf.be/article/ben-weyts-vrai-faux-defenseur-du-gout-des-frites-belges-9637087?id=9637087 [15] https://europeancommission.medium.com/fact-or-fiction-the-most-far-fetched-euromyths-of-2019-e52e08c12f5



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