Désinformation russe, « bataille des récits » et identité européenne
Un sondage de l’Eurobaromètre publié en décembre 2023 révélait que « les informations fausses et/ou trompeuses qui circulent en général en ligne et hors ligne »[1] figurent selon les citoyens de l’Union au premier rang des menaces à la démocratie. De fait, cela fait presque une décennie que les institutions européennes se sont investies dans la lutte contre la désinformation politique, initialement pour des raisons de sécurité internationale. C’est en effet l’intensification de la propagande anti-occidentale de la Russie, dans le contexte d’Euromaïdan et de l’annexion illégale de la Crimée, qui amène le Conseil Européen, par les conclusions de son sommet du 19-20 mai 2015, à demander à la Haute Représentante Federica Mogherini de mettre en place au sein du Service Européen d’Action Extérieure une structure visant à contrer ce qu’il est désormais convenu les « manipulations de l’information et interférences étrangères » (FIMI). Ainsi s’instaure une nouvelle stratégie : convaincus de faire l’objet d’une guerre hybride, les institutions de l’UE et les Etats-membres entendent y répondre par une bataille de l’information, menée par des professionnels de la communication.
La désinformation, instrument de guerre hybride
Cette posture est parfaitement assumée par Josep Borrell, l’actuel Haut Représentant, qui déclarait ainsi le 8 mars 2022 devant les parlementaires européens : « Nous devons introduire le concept de bataille de l’information dans notre politique étrangère. Depuis le début de la pandémie, j’ai utilisé l’expression de ‘bataille des récits’. Cette bataille des récits est chaque jour plus importante. Regardez ce qui se passe en Afrique, qu’en pensez-vous ? Les gens sont influencés par ce qu’on leur dit. Et à la fin, cela remonte au niveau du politique et se convertit en vote dans les institutions internationales »[2]. Et c’est le Service européen d’action extérieur (SEAE) qui reçoit la responsabilité de cette bataille.
Toutefois, bien qu’elle soit menée par le bras diplomatique de l’Union, le combat contre la désinformation ne relève pas uniquement, pour les dirigeants européens, de l’affrontement géopolitique avec la Russie ou la Chine. C’est en effet la nature d’une guerre hybride que de brouiller les frontières, non seulement entre les moyens militaires et civils (propagande, manipulation des diasporas, captations des élites, financement de groupes eurosceptiques, etc.), mais aussi entre les cibles externes (atteintes à la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Union et de ses partenaires) et internes (atteintes à la cohésion des sociétés européennes et au bon fonctionnement des institutions démocratiques). L’âpreté actuelle du discours européen contre la Russie est liée à cette vision d’un antagonisme existentiel, le succès de la désinformation du Kremlin étant perçue comme un facteur de désagrégation du Contrat social au sein de chaque Etat-membre.
D’innombrables rapports, allocutions officielles ou communiqués de presse attestent de la prégnance de cette perception. Cet attendu de la Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 explicite parfaitement l’équation désormais faite dans le discours de l’UE entre désinformation, agression étrangère, dysfonctionnement démocratique et conflictualité sociale :
« Il est démontré que des acteurs étrangers, malveillants et autoritaires, étatiques ou non, parmi lesquels la Russie et la Chine, utilisent la manipulation de l’information et d’autres tactiques relevant de l’ingérence pour s’immiscer dans les processus démocratiques de l’Union (…) Ces attaques, qui s’inscrivent dans une stratégie de guerre hybride et constituent une violation du droit international, induisent les citoyens en erreur, les trompent et affectent leurs choix électoraux, amplifient les polémiques, divisent, polarisent, exploitent les vulnérabilités des sociétés, encouragent les discours de haine, aggravent la situation des groupes vulnérables qui sont plus susceptibles d’être victimes de désinformation, faussent l’intégrité des élections et des référendums démocratiques, nourrissent la méfiance à l’égard des gouvernements nationaux, des autorités publiques et de l’ordre démocratique libéral, ont pour objectif de déstabiliser la démocratie européenne et constituent donc une grave menace pour la sécurité et la souveraineté de l’Union »[3].
La fonction de la lutte contre la désinformation russe, dans cette perspective, ne peut être résumée au debunking des rumeurs politiques. Il s’agit d’accroître la « résilience sociétale » des peuples européens, entendue comme la capacité des sociétés à contenir les menaces extérieures, notamment en fournissant à la presse et aux citoyens des armes rhétoriques contre les éléments de langage de l’ennemi.
Du fact-checking à la « bataille des récits »
Pour ce faire, le SEAE a développé des instruments spécialisés. Federica Mogherini, en réponse au Conseil européen, avait d’abord créé une petite cellule de quelques personnes chargée de faire la veille de la propagande russe (en y incluant tant la communication officielle du Kremlin que les médias autorisés et la constellation des blogueurs et influenceurs louant la politique extérieure du régime) et de lutter contre elle par le fact-checking : EastStratCom. Organe périphérique au sein du SEAE, cette cellule est depuis devenue une Division à part entière, StratCom, comprenant trois Task Forces, chacune en charge d’une aire géographique dans le voisinage de l’Union : l’EastStratCom Task Force (ESTF) pour les pays du Partenariat oriental, la Western Balkans Task Force (WBTF) pour les Balkans et la Task Force South (TFS) pour la zone MENA (Moyen-Orient/Afrique du Nord). Ces trois structures développent des actions de sensibilisation et de formation à la désinformation auprès des institutions, médias et sociétés civiles locaux. Mais la partie la plus visible du travail de StratCom reste le debunking public de la propagande du Kremlin, au travers notamment du site EUvsDisinfo et de sa newsletter, la Disinformation Review.
A cet égard, on peut considérer que les messages de StratCom ont deux niveaux : le fact-checking en lui-même d’une part, et la création de messages alternatifs pro-européens, destinés à porter le fer contre la machine de communication de la Russie, d’autre part. Les employés de la division, selon la politiste suédoise Elsa Handling qui a réalisé des entretiens auprès d’eux, se réfèreraient eux-mêmes à ces deux fonctions comme « myth-busting » et « positive narrative projection »[4]. Le site EUvsDisinfo, qui répertorie plus de 16500 faits réfutés et 1300 articles d’analyse, offre d’innombrables exemples de ces deux registres.
Ainsi, la première « fake news » reportée par celui-ci, le 6 janvier 2015, est une rumeur rapportée par Sputnik News selon laquelle les étudiants de l’Université de Lviv (Ukraine) se voyaient interdits de passer leurs examens s’ils utilisaient des médias sociaux russes. Le site note simplement, en quelques lignes, que l’histoire résulterait d’une extrapolation à partir de la remarque d’un seul académique, et inclue une source montrant que le tout ne correspondait pas aux pratiques de l’Université[5]. Cette courte publication relève de la plus de la plus sobre vérification journalistique. StratCom poursuit évidemment cette activité jusqu’à maintenant, livrant via ses comptes Twitter ou Instagram des ressources facilitant le travail de la presse.
Toutefois, très rapidement après sa mise en place, les équipes du StratCom ont commencé à inclure dans leurs publications des éléments de contre-récits aux allégations russes, venant simultanément critiquer le régime de Vladimir Poutine et défendre l’action et les valeurs de l’Union. Si, par exemple, le Kremlin ou les organes de presse qui lui sont proches accusent l’UE d’avoir recours à des sanctions internationales illégales ou de chercher à mettre sous tutelle des pays abritant des minorités russophones, StratCom tendra, au-delà de la rectification des faits, à mettre en avant le respect par l’Union européenne du droit international, du multilatéralisme et de la souveraineté des peuples, face à une Russie condamnée par l’Assemblée générale de l’ONU pour son agression contre l’Ukraine.
Une illustration de ce type de « positive narrative projection » mettant en scène les vertus européennes peut être trouvé dans le numéro de la Disinformation Review du premier février 2024, qui revient sur les récentes manifestations d’agriculteurs dans divers Etats européens. Aux dires des médias officiels russes, celles-ci seraient une preuve supplémentaire du caractère dictatorial de l’Union européenne et un prélude à sa chute prochaine. Analysant cette rhétorique, les communicants du Service d’Action Extérieure engagent la « bataille des récits » : « Les éditorialistes du Kremlin ont semblé se réjouir de cette expression essentielle des libertés démocratiques inscrites dans les valeurs communes qui lient la communauté européenne. Ils prédisent la division et l'effondrement économique de l'UE, sans se rendre compte que dans les sociétés démocratiques, une telle action civique - la liberté de protester - est plutôt un signe de force, et non de faiblesse. C'est pourquoi le Kremlin se sent obligé de ridiculiser ces expressions en les qualifiant de "guerres de tracteurs" »[6].
L’argument est donc réfuté terme à terme : là où les médias russes voient de l’oppression et de la faiblesse, il y au contraire preuve de liberté et de force. Par surcroît, le régime russe est dépeint comme incapable de comprendre les libertés démocratiques, attributs consubstantiels à l’UE.
Le style littéraire de ces publications se distingue par ailleurs par une tonalité belliqueuse, bien éloignée du langage feutré des chancelleries. Les régimes ou groupes accusés de désinformation sont non seulement dénoncés, mais vilifiés et ridiculisés. Charlotte Wagnsson et Maria Hellman caractérisent cette stratégie comme relevant de l’« aggressive othering »[7], une mise en scène outrancière des travers antidémocratiques et des valeurs réactionnaires des adversaires de l’UE. La Disinformation Review moque aujourd’hui sans retenue les contradictions, l’obscurantisme ou la supposée servilité au pouvoir de la presse et des bloggeurs russes ; ainsi, d’un récent article du 7 décembre 2023, intitulé « Larmes de crocodile, rejet de la faute sur d’autres et projection » :
« De temps à autres, l’écosystème de manipulation de l’information et de désinformation pro-Kremlin a besoin d’être alimenté en nouveaux discours de désinformation pour pouvoir être en mesure de disserter sans fin et de servir la propagande du Kremlin. (…) Pour cela, rien de tel qu’un discours public bien placé, de préférence international, prononcé par le maître du Kremlin ou ses laquais pour poser des jalons et répéter les vieux clichés de la désinformation, tout ceci afin qu’ils puissent être amplifiés par l’appareil de manipulation de l’information pro-Kremlin »[8]
Ce ton agressif et sarcastique illustre une évolution de l’action de StratCom de la rectification factuelle vers ce qu’il faut bien admettre constitue une forme de contre-propagande. L’extrait ci-dessus montre par exemple comment les publications de EUvsDisinfo, en dénonçant systématiquement la soumission des médias au régime russe, peignent ce dernier comme un reflet inversé de l’Union Européenne, censé reconnaître et protéger le pluralisme des médias et la liberté de la presse.
Ce faisant, StratCom contribue aussi à définir l’identité internationale de l’UE, son image aux yeux du monde[9]. En effet, on l’a dit, une de ses missions est d’améliorer la perception de l’Union auprès de ses voisins, notamment les pays engagés dans un processus d’adhésion (Monténégro, Serbie, Macédoine du Nord, Albanie, Ukraine, Moldavie, Bosnie-Herzégovine). Et son champ d’action a vocation à s’étendre géographiquement, ce qu’illustre la récente création de chaînes arabophones sur Twitter et Instagram en vue d’atteindre la jeunesse du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Dans ce jeu de propagande et contre-propagande opposant des entités aux valeurs sociales et politiques opposées, une thématique prend une importance particulière : celle du genre.
La bataille des récits au regard du genre
La différence de philosophie politique à cet égard est en effet drastique : là où l’Union Européenne a développé un cadre législatif et de nombreuses campagnes afin de promouvoir l’égalité de genre et les droits des minorités sexuelles, le régime de Vladimir Poutine s’est clairement engagé contre ces objectifs au nom des valeurs « traditionnelles » et religieuses russes. Cette opposition est transposée directement dans la communication politique des deux camps, comme le souligne un rapport spécial du Service d’Action Extérieure[10]. Force est de constater ici que, comme trop souvent lorsqu’un mouvement réactionnaire s’empare de la question du genre, les récits proposés par les médias russes ne se soucient guère de nuance : prostitution, pédophilie, mutilations sexuelles, viols de masse par les immigrés musulmans sont au programme. Ceci permet à StratCom de souligner la supposée supériorité européenne en la matière, comme le fait un article de la Disinformation Review posté le 8 mars 2019 et intitulé « Visages de femmes occidentales » :
« L'UE est un lieu favorable pour les femmes. Et de nombreuses initiatives prises par les institutions européennes aident les femmes à progresser dans leur vie professionnelle et à s'épanouir sur le plan personnel. Cependant, selon les médias pro-Kremlin, être une femme en Occident n'est pas une sinécure. Les médias pro-Kremlin décrivent le féminisme et l'égalité des sexes comme des menaces. Ils ont l'habitude de dénigrer ces idées, décrivant le féminisme comme, par exemple, des femmes intimidant les hommes, décourageant l'intérêt des hommes pour les femmes et transformant ainsi les hommes en homosexuels. Une fois de plus, ce type de messages s'inscrit dans un récit plus large de l'Occident maléfique, décadent et immoral, qui tend vers l'anéantissement des sexes »
Les droits de la communauté LGBTQI+ sont eux aussi au cœur de la tourmente, ce que montre cet autre article, en date du 23 octobre 2023, sous le titre « Peur, haine et ignorance : la désinformation pro-Kremlin vise la communauté LGBTQI+ » :
« La désinformation anti-LGBTIQ+ affirme principalement que l’Occident essaie de détruire tout ce qui est bon, normal et moral en soutenant activement ‘les intentions de la communauté LGBTIQ+’. (…) Certains organes pro-Kremlin prétendent que l’UE veut ‘détruire le christianisme’, assimilant tout effort visant à lutter contre l’islamophobie, le racisme, l’homophobie et l’antisémitisme à une politique antichrétienne, une affirmation qui ne manquerait pas d’offenser de nombreux chrétiens. Ces insultes n’ont rien à voir avec la réalité. Elles sont en réalité le reflet des ‘valeurs’ du Kremlin lui-même et d’une pensée complotiste qui projette les pires délits imaginables sur ses opposants »[11]
L’emploi par les uns et les autres de tels arguments et d’images montre à nouveau que cette guerre de l’information, guerre hybride par excellence, s’attache non seulement aux principes politiques, mais aux valeurs sociétales les plus profondément ancrées. Elle souligne également le fait que, comme on l’a dit plus haut, la désinformation politique a un impact tant interne qu’externe, attisant les clivages culturels en exploitant des problématiques à fort potentiel émotionnel.
Les images illustrant ce texte sont issues du site EUvsDisinfo, alimenté par la Division StratCom du Service Européen d’Action Extérieure. Le plein texte de cet article est disponible à ce lien.
[3]File:///C:/Users/ricci/Downloads/r%C3%A9solution%20du%20parlement%20europ%C3%A9en%20du%209%20mars%202022%20sur-c_34720220909fr00610096.pdf
[4] Elsa Hedling, “Transforming practices of diplomacy: the European External Action Service and digital disinformation”, International Affairs, n° 3, 2021, pp. 841-859.
[5] https://euvsdisinfo.eu/report/lviv-university-students-using-russian-social-networks-were-forbidden-to/
[7] Charlotte Wagnsson, Maria Hellman, « Normative Power Europe Caving In? EU under Pression of Russian Information Warfare”, Journal of Common Market Studies, n° 5, 2018, pp. 1162.
[9] Selon des dynamiques proches de celles analysées par Iver B. Neumann, Uses of the Other: “The East” in European Identity Formation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.
[10]EEAS StratCom, FIMI targeting LGBTIQ+ people: Well-informed analysis to protect human rights and diversity, octobre 2023. https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2023/EEAS-LGBTQ-Report-03-Digital%201.pdf
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