top of page
  • Joel Ficet

L’Union en mouvement : politiques de mobilité étudiante et identité européenne



Le 26 décembre 2017, dans un discours symboliquement tenu à la Sorbonne, Emmanuel Macron propose de donner deux nouveaux objectifs à la politique d’éducation européenne : que chaque jeune Européen passe au moins 6 moins dans un autre pays de l’Union, et que chaque étudiant parle au moins deux langues européennes. Il annonce à cet égard deux initiatives : d’une part, la création de réseaux d’universités européennes, dont les étudiants seront amenés à voyager entre campus et à suivre des cours dans plusieurs langues ; de l’autre, l’extension des dispositifs Bologne et Erasmus+ aux lycées et formations d’apprentissage, en vue d’harmoniser les cursus et de favoriser la circulation des élèves sur le territoire de l’Union. Et de manière frappante, il décrit les échanges étudiants et les contacts crées comme des fondements de la conscience européenne :


« Ce sont des actes de conquête pour les générations à venir. Parce que ce qu’il reste à la fin, c’est ce qui unit les hommes ! C’est cette vie collégiale que vous aurez vécue à Paris, à Milan, à Berlin ou à Gdansk ! C’est cela qui compte, ce qui fera ce ciment européen, ce fil insécable qui tient l’Europe, qui fait que quand les gouvernements se brouillent, quand les politiques parfois ne sont plus les mêmes, il y a des femmes et des hommes qui portent les histoires communes »[1]


On peut déceler derrière ce lyrisme une certaine théorie de la construction européenne, se distinguant de l’historiographie traditionnelle de l’UE par deux points. D’une part, elle se focalise sur l’intégration sociale, celle qui touche les peuples (selon les termes du discours, « Créer un sentiment d’appartenance est le ciment le plus solide de l’Europe »), plutôt que sur l’intégration politique, processus piloté par les élites et passant par la mise en place d’un système institutionnel supranational. Elle est par ailleurs microsociologique : ce sont les interactions individuelles transnationales générées par les voyages d’échange et l’apprentissage des langues étrangères, qui, favorisant l’émergence des valeurs cosmopolites, permettraient le dépassement des souverainetés. En d’autres termes, la construction européenne ne serait pas (seulement) le résultat de négociations entre Etats, mais de la communication entre leurs citoyens.


L’intégration transnationale comme processus communicationnel


Le propos d’Emmanuel Macron peut être éclairé à la lumière d’un courant de pensée qui, précisément, explique l’intégration transnationale sous l’angle de la communication : le transactionnalisme. Son fondateur, Karl Deutsch, s’interroge dans les années cinquante sur les conditions de l’institutionnalisation des organisations internationales (qu’il nomme « communautés de sécurité »), avec pour cas d’études principal la zone nord-atlantique[2]. La plupart des spécialistes des relations internationales de l’époque mettent l’accent sur les calculs intéressés des Etats (approches « réalistes ») ou sur les nécessités fonctionnelles générées par la mondialisation (approches « fonctionnalistes »)[3]. Deutsch, quant à lui, choisit de déplacer le regard vers les attitudes des populations. Pour lui, la multiplication de ce qu’il nomme les « transactions » internationales – migration, tourisme, coopération administrative ou militaire, échanges scolaires… – initient des mécanismes d’apprentissage psychologiques aboutissant à un accroissement de la confiance mutuelle, à l’émergence de sentiments d’identité commune (we-ness) et à un rapprochement des cultures et modes de pensée. Ce processus d’intégration sociale, relevant d’une forme de socialisation collective à l’étranger, permettrait ainsi la constitution de communautés de sécurité dites « pluralistes », des ensembles d’Etat souverains mais entre lesquels la guerre devient impossible du fait d’une proximité reconnue des systèmes de valeurs. Selon Deutsch, ce n’est que sur cette base que peut prendre par la suite place l’intégration proprement politique, par la délégation de compétences souveraines à une organisation internationale, voire fédérale.   


La perspective proposée par Macron repose sur une intuition similaire. L’accroissement des opportunités et des capacités de communiquer, via les échanges scolaires et universitaires et l’acquisition de compétences linguistiques, doit créer des sentiments de familiarité entre citoyens des différents de pays de l’Union, susciter la conviction d’une destinée collective et, au final, renforcer la légitimité des institutions qui incarnent cette destinée. Il insiste plus particulièrement sur la capacité de la jeunesse à pouvoir échanger en plusieurs langues :  


« Vos générations ont à conjuguer cette Europe en plusieurs langues ! L’Europe du multilinguisme est une chance inédite. L’Europe, ça n’est pas une homogénéité dans laquelle chacune et chacun devraient se dissoudre. Cette sophistication européenne, c’est cette capacité à penser les fragments d’Europe sans lesquels l’Europe n’est jamais tout à fait elle-même. Mais c’est ce qui fait que partout, quand un Européen voyage, il est un peu plus qu’un Français, qu’un Grec, qu’un Allemand ou qu’un Néerlandais. Il est un Européen parce qu’il a déjà en lui cette part d’universel que recèlent l’Europe et son multilinguisme »


Ce lien fait entre échanges étudiants et façonnement des identités n’est par ailleurs pas inédit. En effet, des idées similaires irriguent la politique européenne de l’éducation – notamment de l’enseignement supérieur, sur lequel on va se focaliser ici – depuis ses origines.


L’Europe et l’enseignement supérieur, une généalogie


Officiellement, l’éducation est devenue compétence européenne en 1992 par le Traité de Maastricht. Plus précisément, elle constitue une « compétence d’appui », c’est-à-dire un domaine où les institutions européennes ne légifèrent pas mais soutiennent les efforts des Etats-membres pour harmoniser leurs standards et stratégies académiques. Mais cette introduction ne fait qu’officialiser un rôle déjà existant, les propositions les plus anciennes en matière d’enseignement supérieur datant des balbutiements de l’UE.  


La première d’entre elles est émise dès 1955 par la délégation allemande à la Conférence de Messine, qui jette les bases des futurs traités CEE et Euratom. Le représentant allemand, Walter Hallstein (futur président de la Commission), propose alors la création d’une Université européenne, en vue de donner une dimension culturelle aux projets en discussion. Selon Jean-Marie Palayret, Hallstein souhaitait rééquilibrer la dimension économique des nouvelles communautés par la promotion d’un sentiment d’appartenance commune :


« Dans cette perspective, le rôle qui revenait à l'Université européenne était fondamental : elle devait permettre d'insuffler une véritable conscience européenne chez les intellectuels, de former les nouvelles élites et de fournir à la Communauté les futurs cadres dont elle aurait besoin, par un enseignement exempt de tout préjugé ou vision étroitement nationale »[4].

 

L’initiative détonne au milieu de délibérations focalisées sur la coopération économique et technique, et ne recueille guère d’enthousiasme. La délégation française a d’ailleurs un contre-projet, plus appliqué : celui de la création d’un Institut destiné à la recherche et à la formation dans le domaine du nucléaire. La controverse aboutit finalement à l’inclusion d’un alinéa dans un article du Traité Euratom consacré à la formation des personnels nucléaires : « Il sera créé une institution de niveau universitaire dont les modalités de fonctionnement seront fixées par le Conseil statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission »[5]. La localisation et la formulation vague de l’alinéa montre qu’il s’agit là, plutôt que d’un véritable compromis, d’un report de la décision à plus tard.



Il faudra attendre 1972 pour que l’idée de Hallstein se matérialise enfin, sous la forme de l’Institut Universitaire Européen (IUE) de Florence. Cette issue est toutefois, à plusieurs égards, un renoncement. L’IUE est un centre de recherche dédié aux sciences sociales (histoire, économie, sociologie, droit communautaire…) qui accueille aujourd’hui chaque année environ 130 jeunes chercheurs. On est loin d’une véritable université généraliste, lieu de formation des élites européennes ! Par ailleurs, l’Institut n’est pas institué dans le cadre législatif communautaire, mais par un traité intergouvernemental spécifique. Il n’apparaît ainsi pas comme une étape décisive dans la cristallisation d’une politique européenne de l’enseignement supérieur, mais comme l’épiphénomène d’une série de négociations cherchant, sans succès jusqu’à ce point, à articuler une vision commune aux Etats-membres.


Ces négociations donneront toutefois lieu en 1976 à une « Résolution comportant un programme d’action en matière d’action » [6] qui renonce à tenter d’uniformiser les cadres législatifs des Etats-membres, mais crée une série de dispositifs visant à financer la circulation des chercheurs et étudiants entre les universités européennes, et encourage l’enseignement des langues étrangères. Ce sont là les premiers éléments du programme Erasmus, qui est finalement établi en juin 1987.


Le nom du programme est un acronyme (pour EuRopean Community Action Scheme for the Mobility of University Students), mais fait évidemment également référence au philosophe de la Renaissance Erasme, symbole de la République des Lettres. Aujourd’hui rebaptisé Erasmus+, il a permis à des millions d’étudiants de séjourner dans d’autres pays et d’y créer des liens. Une étude d’impact de la Commission en date de 2014 établissait ainsi que 27% des étudiants Erasmus rencontrait leur partenaire de vie au cours de leur séjour[7]. Près d’un million d’enfants, toujours selon la Commission, seraient nés grâce au programme[8]. Cette popularité a fait naître des spéculations sur l’apparition d’une « Génération Erasmus » composée d’anciens étudiants en échange qui, à en croire les prédictions du transactionnalisme, devraient développer des attitudes cosmopolites et Europhiles[9]. Les diverses enquêtes réalisées sur ce point offrent toutefois à cet égard des résultats contrastés[10].


Erasmus+ est aujourd’hui un programme parapluie pour un ensemble de dispositifs de mobilité étudiante, telle que, par exemple, la création d’une carte d’étudiant électronique européenne. Il finance également les alliances universitaires prônées par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne ; ces dernières sont d’ailleurs déjà opérationnelles, puisque l’on compte aujourd’hui 41 alliances, comprenant en tout 279 établissements d’enseignement supérieur établies dans 33 pays. La cohésion de tous ces projets ne tient toutefois pas uniquement à leur financement, mais aussi, comme on l’a dit, à une ambition sous-jacente : celle de renforcer l’identité européenne au travers de l’éducation et de la culture (selon le titre d’une communication de la Commission de novembre 2017).     


Mobilité – identité, une connexion évidente ? 


La connexion sémantique entre mobilité étudiante et identité européenne est en effet systématiquement présente dès lorsqu’il s’agit de légitimer les actions menées par l’Europe dans le secteur de l’enseignement supérieur. 


Dans les années suivant l’adoption du Traité de Rome, certes, les Etats-membres délaissent la question de l’enseignement supérieur. Toutefois, l’Assemblée parlementaire (qui n’a à l’époque que des pouvoirs consultatifs) prend le relais et entreprend de faire aboutir l’initiative de Hallstein. La délégation italienne, sous le leadership du ministre des Affaires étrangères Gaetano Martino, soumet ainsi un mémorandum proposant l’établissement d’une véritable université transnationale et pluridisciplinaire (avec un accent sur les humanités), accueillant plusieurs milliers d’étudiants. Reprenant l’argumentaire de Hallstein, Martino défend en 1959 son projet devant le Parlement en ces termes : « Le premier objectif vers lequel tend l'institution d'une université européenne (ou d'une institution de niveau universitaire) est celui que M. Hallstein a clairement indiqué à Messine [...], c'est la formation d'une conscience européenne indispensable pour parvenir à ce qui est l'objectif final, l'intégration politique de l'Europe »[11]. La création de l’Institut de Florence, on l’a vu, ne sera tout à fait à la hauteur de cette ambition…    


La décision du Conseil créant le programme Erasmus mentionne également parmi ses objectifs le fait de « renforcer les relations entre citoyens des différents États membres pour consolider le concept d'une Europe des citoyens »[12], rattachant ce dispositif à la réflexion du « Comité pour l’Europe des citoyens » (ou « Comité Adonnino ») établi suite au Conseil Européen de Dublin de 1984[13]. Le rapport final de ce Comité, qui est remémoré aujourd’hui pour certaines de ses propositions d’ordre symbolique (l’adoption d’un drapeau et d’un hymne pour l’Union, la constitution d’équipes sportives européennes…), mettait en effet aussi l’accent sur l’importance de la mobilité transnationale des étudiants et de l’apprentissage des langues pour développer les sentiments europhiles parmi les populations des Etats-membres.


Le lien entre enseignement supérieur et identité est encore plus explicitement établi dans la communication de la Commission « Renforcer l’identité européenne par l’éducation et la culture » du 9 novembre 2017, qui proclame la nécessité de de parachever d’ici 2025 le développement d’un espace européen de l’éducation (mobilité des étudiants, reconnaissance des diplômes, campus multilingues, création d’universités européennes…) :


« Une vision pour 2025 serait une Europe dans laquelle aucune frontière n’empêcherait quiconque d’apprendre, d’étudier et de faire de la recherche. Un continent sur lequel passer du temps dans un autre État-membre – pour étudier, pour apprendre, ou pour travailler – serait devenu habituel et où parler deux langues en plus de sa langue maternelle serait devenu la norme. Un continent sur lequel les gens auraient un sens aigu de leur identité en tant qu’Européens, ainsi que du patrimoine culturel de l’Europe et de sa diversité »[14].


Ainsi, le discours d’Emmanuel Macron s’inscrit dans une matrice discursive ancienne et acceptée, qui associe à l’instar de Karl Deutsch l’intensification des transactions sociales transnationales (via la multiplication des échanges interpersonnels sur les campus et l’acquisition de compétences linguistiques) d’une part, adhésion aux projets d’intégration politique d’autre part. L’intercommunication, dans cette perspective, impliquerait le développement quasi spontané de valeurs cosmopolites. Cette croyance – qu’elle soit empiriquement vérifiable ou pas – a inspiré au cours des années des instruments appliqués à des publics toujours plus larges.


Les premières initiatives en la matière n’envisageaient la création que d’une seule institution académique, formant tout au plus quelques milliers d’étudiants censés constituer les futures élites européennes. L’envergure de l’Institut de Florence finalement mis en place en 1972 est d’ailleurs plus modeste encore, puisqu’il n’accueille aujourd’hui que des promotions de quelques dizaines de jeunes chercheurs. Le programme Erasmus adopté en 1987 se fixait quant à lui un objectif de financement de séjours transnationaux pour au moins 10% des étudiants européens, ainsi qu’à de nombreux chercheurs. Le dispositif s’est depuis étendu aux apprentis, aux adultes apprenants, aux personnels administratifs des universités… Les innovations suggérées à la Sorbonne par Emmanuel Macron, qui prolongent cette dynamique, ne pouvaient ainsi manquer d’être accueillies favorablement, tant la validité de l’argument du lien logique entre mobilité et conscience européenne est admise par tous.



Une question peut toutefois être posée : jusqu’à quel point ces envolées rhétoriques sont-elles sincères ? Ces références répétées au rapprochement des cultures européennes ne seraient-elles pas un simple rituel, une légitimation de dispositifs aux objectifs pédagogiques plus prosaïques ? 


On peut à cet égard noter que la thématique de l’identité européenne, si elle apparaît régulièrement dans les textes législatifs ou débats parlementaires relatifs à l’enseignement supérieur, n’y occupe à chaque fois qu’une place restreinte. Les objectifs attribués à Erasmus lors de sa naissance tournent principalement autour de l’employabilité des étudiants, et secondairement la performance scientifique et pédagogiques des universités. La récente communication de la Commission sur une « Stratégie européenne pour les universités » contient certes dans son introduction quelques brèves allusions à l’héritage culturel et aux valeurs politiques de l’Union, mais liste également de nombreux autres impératifs d’ordres sociétaux (diversité, inclusion, protection de l’environnement…), économiques (compétitivité internationale, innovation, digitalisation…) et scientifiques (excellence, liberté académique) ; et, lorsqu’elle en vient aux « flagship initiatives » opérationnelles, aux outils concrètement proposés, la dimension de socialisation à l’Europe est absente[15]. Le manque d’instruments spécifiquement destinés à encourager les valeurs cosmopolites ou l’europhilie ne peut que laisser entendre que ces dernières sont considérées par les dirigeants de l’Union comme un sous-produit des réformes de l’enseignement supérieur plutôt qu’un de leurs objectifs à part entière.

 


[2] Karl Deutsch, Political Community and the North Atlantic Area. Organization in the Light of Historical Experience, Princeton, Princeton University Press, 1957.

[3] Cf. Guillaume Devin, Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2022.

[4] Jean-Marie Palayret, « Des négociations à la création de l’Institut universitaire européen de Florence », in Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 114, n°1, 2002 pp. 343-363. file:///C:/Users/ricci/Downloads/mefr_1123-9891_2002_num_114_1_9856-1.pdf

[6]Résolution du Conseil des ministres du 19 février 1976 comprenant un programme de l’éducation File:///C:/Users/ricci/Downloads/r%C3%A9solution%20du%20conseil%20et%20des%20ministres%20de%20l%C3%A9ducation-c_03819760219fr00010005.pdf

[8] «  ‘You Wouldn’t Exist Without Europe’: The Erasmus Baby Phenomenon », University Times, March 21, 2019 https://universitytimes.ie/2021/03/you-wouldnt-exist-without-europe-the-phenomenon-of-erasmus-babies/ 

[9] Iain Wilson, « What Should We Expect of ‘Erasmus Generations’? », Journal of Common Market Studies, n° 5, 2011, p. 1113-1140.

[10] Kristine Mitchell, « Rethinking the ‘Erasmus Effect’ on European Identity », Journal of Common Market Studies, n° 5, 2015, pp. 330-348.

[11] Jean-Marie Palayret, art. cit., p. 352.

[12] Décision du Conseil du 15 juin 1987 portant adoption du programme d'action communautaire en matière de mobilité des étudiants (Erasmus), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:31987D0327

[13] Nathalie Tousignant, « L'impact du comité Adonnino (1984-1986) : Rapprocher les Communautés européennes des citoyens », Etudes Internationales, n° 1, 2005, pp. 41–59.

7 vues0 commentaire
bottom of page