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Violence de genre et souveraineté pénale dans l’Union Européenne. La non-reconnaissance du viol comme "eurocrime"

  • Joel Ficet
  • 22 oct.
  • 19 min de lecture
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Le 14 mai 2024 est publiée la directive européenne sur la lutte contre la violence envers les femmes et la violence domestique, document-cadre proposant une approche multidimensionnelle de la violence de genre. S’inspirant largement de la Convention d’Istanbul du 11 mai 2011[1], elle impose en premier lieu qu’un certain nombre de crimes soient érigés en infractions pénales dans tous les États-membres, et définis dans les mêmes termes ; sont notamment concernés les mutilations génitales féminines, les mariages forcés, le partage non consenti d’images intimes, le stalking en ligne, le cyberharcèlement et l’incitation à la violence ou à la haine en ligne. Elle requiert également que les Etats-membres mettent en place des mesures spécifiques de protection, de soutien et d’accès à la justice pour les victimes de violences de genre et violences domestiques, telles que des canaux de signalement sûrs et des centres d’aide physique ou en ligne.  Enfin, il est demandé aux autorités nationales de poursuivre la sensibilisation du public aux violences de genres et au stéréotypes sexistes[2].     


Mais une absence dans le texte focalise l’attention de la classe politique, des organisations féministes et de la presse : l’article 5 de la proposition initiale de directive, qui visait à harmoniser la définition du crime de viol sur la base du consentement (le principe du « yes means yes »)[3], a été supprimé. Bien qu’ardemment revendiquée par la société civile et soutenue par la Commission et le Parlement, la mesure est en effet au final rejetée par le Conseil, pour des motifs en partie idéologiques (l’hostilité de certains gouvernements au féminisme et à l’égalité de genre), mais aussi par protection des prérogatives des Etats-membres. En effet, les institutions communautaires ne sont censées intervenir en matière pénale que pour un nombre restreint d’« eurocrimes » aux impacts transfrontaliers, qui sont énumérés par l’article 83 du Traité sur le fonctionnement de l’Union (TFUE). En refusant l’inclusion du viol dans le champ de cet article, les Etats ont tenu à se protéger contre une extension incontrôlée de la notion d’eurocrimes et défendre la souveraineté pénale nationale face au droit européen[4].


Ce post examine les inspirations politiques de la directive, puis analyse plus en détail les causes de la renonciation à légiférer sur le viol à la lumière des concepts d’une des écoles les plus établies en analyse de l’intégration européenne : le néofonctionnalisme.

 

Une directive aux inspirations féministes évidentes


La proposition de directive élaborée par la Commission est clairement ancrée dans une approche féministe de la violence de genre, et prend place dans une succession d’initiatives depuis la Conférence de Pékin en 1995 : mise en place des programmes STOP (« Sexual Trafficking of Persons ») en 1996 et Daphne (soutien financier à des actions locales de prévention de la violence entre les femmes et les enfants) en 2000 ;  multiples résolutions du Parlement Européen (par exemple la Résolution du 16 septembre 2021 contenant des recommandations à la Commission sur l’identification de la violence fondée sur le genre comme un nouveau domaine de criminalité) ; ratification de la Convention d’Istanbul par l’UE en 2023 ; des documents-cadres de la Commission, comme la Charte des femmes ou la Gender Equality Strategy ; des campagnes publiques tels que  #EndGenderStereotype ; de enquêtes périodiques (Rapport annuel sur l’égalité de genre, Eurobaromètre, rapports du GREVIO…)[5]


Elle donne ainsi comme définition à la violence envers les femmes « tout acte de violence fondée sur le genre qui vise une femme ou une fille parce qu’elle est une femme ou une fille, ou qui touche les femmes ou les filles de manière disproportionnée ». Cette formulation permet d’y inclure toutes les formes de violence traditionnellement reconnues par les législations nationales (traite des êtres humains, harcèlement sexuel, mutilations génitales, mariages forcés…), mais aussi de plus récents phénomènes liés à l’essor des nouvelles technologies (cyberviolence, partage de matériels intimes, stalking en ligne). La violence domestique, quant à elle, est définie comme « tout acte de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui survient au sein de la famille ou du foyer » ; bien que la focale principale du texte soit la condition des femmes, les atteintes aux enfants ou aux hommes ne sont donc pas ignorées[6].


Au-delà des objectifs affichés, c’est le langage employé qui renvoie aux analyses féministes, comme l’illustre ce passage de la proposition : « La violence à l’égard des femmes est une manifestation persistante de discrimination structurelle à l’égard des femmes, résultant de rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes […] Elle trouve ses racines dans les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes. Par conséquent, il y a lieu de tenir compte d’une perspective de genre lors de la mise en œuvre de la présente directive ».


La « perspective de genre » à laquelle ce passage fait allusion va d’ailleurs au-delà de la relation de pouvoir entre hommes et femmes, puisqu’il est reconnu que les violences sont redoublées par les discriminations intersectionnelles (minorités nationales, linguistiques, religieuses, sexuelles, handicap, etc.) et explicitement rappelé que les personnes LGBTQI sont également victimes de violences de genre ou de violence domestique et sont, à ce titre, protégées par la directive. Le rappel de cet arrière-plan intellectuel est nécessaire, car il explique en grande partie l’hostilité des Etats-membres et des parlementaires européens les plus conservateurs d’une part, l’intensité de la déception des mouvements de défense des droits des femmes d’autre part.

 

La répression européenne des violences envers les femmes comme « spillover »


Au regard d’une analyse plus poussée des positions respectives de la Commission, du Parlement et du Conseil, le recul sur le peut être interprété comme un phénomène de « spillover » interrompu. La notion de spillover (que l’on pourrait traduire en français par « débordement ») est issue du courant théorique du néofonctionnalisme. Née à la fin des années 1950 et attachée au nom de Ernst Haas, cette approche met en avant la dynamique propre des politiques publiques et des bureaucraties comme moteurs de l’intégration européenne[7].

En effet, la délégation de compétences ou la naissance de nouveaux programmes au niveau européen ne résultent pas exclusivement de la volonté des Etats. Bien souvent, notent les néofonctionnalistes, c’est la Commission, qui, grâce son droit d’initiative, son autonomie organisationnelle et son expertise, propose de lancer des politiques non requises par les gouvernements nationaux, y compris dans des domaines où l’Europe n’a pas de compétence juridique formelle. D’autres instances supranationales comme la Cour de Justice, le Parlement, Le Comité des Régions ou les agences indépendantes européennes peuvent également jouer un tel rôle d’« entrepreneurs politiques », usant de leur place dans le processus décisionnel européen ou de leur influence symbolique pour étendre le champ d’action de l’Union et, accessoirement, leurs propres pouvoirs. L’action de ces institutions en vue de la construction graduelle  d’un corps de législation mène alors par étapes à l’émergence de facto d’un secteur de politiques publiques et, ultimement, à l’officialisation de ces interventions par la reconnaissance formelle d’une nouvelle compétence au moyen d’une réforme des traités.  


Cette interprétation néofonctionnaliste de l’intégration européenne, selon laquelle le développement spontané des politiques anticipe les actes constituants, se base sur des observations historiques répétées. Ainsi, l’objectif d’y assurer la libre circulation des travailleurs au sein du Marché Unique rend indispensable l’adoption dès les années 60 de nombreuses mesures relatives à l’équivalence des diplômes, entraîné le développement d’une politique transnationale de l’enseignement supérieur (avec notamment le programme Erasmus en 1987) et finalement convaincu les Etats-membres d’introduire une compétence européenne sur les questions d’éducation dans le Traité de Maastricht (1992). Toutefois, la théorie affirme que, alors que les instances supranationales tendent spontanément à favoriser l’apparition de programmes qui accroissent leurs compétences et leurs ressources, les Etats-membres représentés par le Conseil tendent à l’inverse à résister aux pertes de souveraineté sur les questions les plus sensibles, comme les affaires étrangères, la défense, la fiscalité, la sécurité sociale, voire tout enjeu conjoncturellement controversé aux yeux de leurs opinions publiques.


Les néofonctionnalistes nomment spillover fonctionnel l’émergence d’une nouvelle compétence du fait de la nécessité ressentie, pour assumer une mission dans un secteur donné, d’intervenir dans un secteur adjacent ou interdépendant. La création de l’euro elle-même peut être considérée comme un spillover de l’objectif de la libre circulation des produits et des capitaux, à laquelle elle contribue décisivement en supprimant les « frictions » liées à la fluctuation des taux de change. 


L’engagement délibéré d’institutions supranationales telles que la Commission ou la Cour de Justice en vue d’une telle émergence (souvent en lien avec des groupes de pression) est quant à elle un spillover « cultivé » ou « organisé » (cultivated spillover). Les illustrations en sont nombreuses, l’investissement de Jacques Delors en vue de l’adoption de l’Acte Unique (via notamment la publication du « Livre Blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de 1985) en étant une des plus fameuses. On pourrait également citer les efforts de la Commission pour poursuivre l’élan du GDPR de 2018  dans les secteurs fonctionnellement adjacents de la régulation du marché des services digitaux (Digital Services Act et Digital Markets Act en 2022) ou de la régulation de l’Intelligence Artificielle (Artificial Intelligence Act en 2024)[8].


Ces deux concepts peuvent guider l’analyse du cheminement de l’action européenne contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. La base juridique de la directive est, on l’a dit, une disposition assez atypique au sein du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE). Introduit à l’occasion du Traité d’Amsterdam, l’article 83 délimité un groupe réduit de crimes (trafic de drogue, terrorisme, blanchiment d’argent…) dont la gravité et surtout la dimension transfrontalière permettent de justifier une harmonisation des législations nationales qui les répriment – même si, par principe, la politique pénale est du ressort des Etats-membres. L’article précise par ailleurs qu’« en fonction des développements de la criminalité, le Conseil peut adopter une décision identifiant d'autres domaines de criminalité qui remplissent les critères visés au présent paragraphe ». Seule un vote unanime au Conseil pourrait donc élargir la liste : cette mention montre bien que gouvernements nationaux la considéraient cette liste comme restrictive. Or, si l’article 83 mentionne parmi les eurocrimes  « la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants », il ne fait pas explicitement référence aux violences de genre ou aux violences domestiques.  


C’est donc par un acte de spillover organisé, impulsé par le militantisme féministe et piloté par la Commission, qu’a pu s’opérer, au moyen d’une interprétation extensive des compétences allouées par les traités, l’européanisation de la lutte contre ces deux catégories de crimes. Il aura fallu passer pour cela par un travail discursif visant à montrer que la réforme proposée entre bien dans le cadre de l’article 83. Le débat institutionnel autour de la réforme aura en effet reposé sur deux conflits différents : le premier, opposant féministes et conservateurs, donnera lieux à des joutes rhétoriques spectaculaires, mais ne sera au final pas déterminant pour l’issue des votes, tant au Parlement qu’au Conseil ; c’est plutôt l’enjeu de la répartition des compétences entre niveau européen et niveau national, réglé par l’article 83, qui aura amené la France et l’Allemagne a censurer l’article de la directive consacré à la criminalisation du viol.


 Viol, féminisme et « idéologie du genre »


Le lieu le plus fertile pour l’observation des clivages idéologiques au niveau européen est probablement le Parlement. Il est ainsi utile de revenir sur les débats parlementaires préalables à l’adoption de la directive pour identifier les arguments respectifs des progressistes et des conservateurs.


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Ainsi, les prises de parole à l’occasion de la présentation des rapports des commissions sur la version finale de la directive sont clairement structurées selon un clivage gauche-droite dont le point de bascule se situerait entre le groupe PPE et le groupe ECR[9]. Les représentants des groupes Conservateurs et réformistes (ECR) et Identité et démocratie (ID) ont ainsi dénoncé le texte comme un vecteur de diffusion de la « théorie du genre ». A l’inverse, les membres des groupes de la Gauche Unitaire (GUE), les Verts, les sociaux-démocrates (PSE), les libéraux (Renew) et les chrétiens-démocrates (PPE) ont, à l’instar de Evin Incir (rapporteure PSE de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieure), assumé pleinement l’inspiration féministe de la directive:  « Après plus de trois décennies de lutte acharnée et ininterrompue pour les droits des femmes menée par les femmes européennes, nous sommes sur le point de franchir une nouvelle étape importante dans l'histoire des femmes en Europe. Le chemin a été semé d'embûches, mais chaque moment de colère et chaque larme versée en cours de route en ont valu la peine »[10]. Une grande unité de parole se trouve en effet entre les partisans du texte, ce qui amène la députée Malin Björk (GUE) à conclure ainsi son intervention : « Feminist Teamwork can deliver ».


Les nombreux orateurs saluant la directive (qui sont d’ailleurs surtout des oratrices) rapportent notamment le combat contre la violence envers les femmes aux valeurs fondamentales de l’Union – un argument également développé par les lobbies féministes évidemment très actifs sur ce thème. De ce point de vue, la directive serait indissociable de la mission européenne  de défense universelle des droits humains, ce que résume le slogan repris notamment par Evin Incir : « Les droits des femmes et des filles sont des droits humains ». Le texte serait également une matérialisation supplémentaire et nécessaire de l’engagement européen pour l’égalité entre hommes et femmes. Frances Fitzgerald (rapporteure PPE de la Commission des droits des femmes et de l'égalité des genre), définit d’ailleurs en ces termes l’enjeu du débat : « Il ne peut y avoir d'égalité sans l'éradication de la violence à l'égard des femmes et de la violence domestique. C'est évident. Cette semaine, nous avons l'occasion de nous montrer à la hauteur de l'un des idéaux fondateurs de l'Europe : l'égalité entre les femmes et les hommes ». Ces propos ne sont pas simplement des explications de vote à destination des autres parlementaires, mais des admonestations à destinations des gouvernements nationaux, coupables de faiblesse ou d’hypocrisie sur la question du viol. Ils soulignent la contradiction entre la timidité de certaines autorités européennes et nationales et la vocation de « puissance normative »[11]  de l’Union, et ainsi de les prendre au piège de leur propre rhétorique[12]. Implicitement, l’argument tend également à donner un fondement général et symbolique à la directive, en vue de compenser la fragilité de sa base juridique.


A l’inverse, les opposants à la directive considèrent celles-ci comme l’étape d’une offensive plus générale de la législation européenne contre un ordre du monde hétérocentré. Leurs interventions se focalisent notamment sur les référence explicites de la directive aux minorités sexuelles et aux discriminations intersectorielles. Cristian Terheş (ECR) voit ainsi dans l’inclusion des hommes ou des personnes LGBT parmi les victimes potentielles  de la violence envers les femmes ou de la violence domestique une remise en cause délibérée de la binarité des sexes :  « Cette réalité claire, objective, ontologique, différente de celle d'un homme, est aujourd'hui considérée comme une question élastique, une question subjective. Tout homme qui prétend aujourd'hui être une femme, au sens de cette loi, est une femme (…) Si l'on parle de violence à l'égard des femmes, il faut dire clairement qu'un homme qui prétend être une femme ne peut pas être une femme ». Les parlementaires ID et ECR s’en prennent aussi au passage à l’immigration, qui serait la véritable raison de l’insécurité des femmes :  « Nous devons tous lutter contre la violence domestique et la violence à l'égard des femmes et y mettre fin. Cependant, nous constatons que la sécurité des femmes est de plus en plus menacée par une immigration incontrôlée. La peur conditionne déjà notre liberté et notre façon d'agir. Nous devons réfléchir à la manière dont cela est abordé et même si cela ne fait pas partie du problème, car cela revient à tourner le dos aux principes qui sous-tendent notre culture et nous protègent, laissant la place à ceux qui ne la respectent pas » (Margarita de la Pisa Carrión, ECR).


Des critiques similaires avaient évidemment également été émises par certains Etats-membres lors des délibérations au Conseil, notamment ceux qui n’ont pas ratifié la Convention d’Istanbul. L’attitude de la Hongrie est particulièrement la cible des organisations féministes, ce qui ne peut surprendre : de longue date, le régime de Viktor Orbán a accusé l’Union Européenne de promouvoir, au travers de sa défense des droits des femmes, la reconnaissance des minorités sexuelles ou la légalisation de l’avortement. Le gouvernement hongrois, soucieux de « contamination » de son ordre juridique par la terminologie féministe de la directive, avait d’ailleurs fait annexer aux minutes du Conseil des ministres de l’Intérieur du 8-9 juin 2023 cette clause d’interprétation : « Conformément [aux textes européens] et à sa législation nationale, la Hongrie interprète le terme “genre” comme une référence au “sexe” dans le cadre de la directive relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ». Mais les critiques des parlementaires ont également plu sur deux pays moins suspect d’antiféminisme, l’Allemagne et la France, qui ont usé de leur influence au Conseil pour escamoter la disposition phare qu’était la pénalisation du viol.


Un enjeu de souveraineté pénale


Le néofonctionnalisme postule que les institutions supranationales de l’UE tendent à empiéter sur des domaines de compétence qui ne sont pas les leurs si cela semble indispensable pour mener à bien leurs missions ou pour se conformer aux valeurs de l’Union. En l’occurrence, la Commission, pour répondre aux injonctions tant du Parlement que du Conseil européen de déposer une proposition de directive pour lutter contre les violences de genre et les violences domestiques, choisit de la fonder sur interprétation extensive de l’article 83 TFUE. Plus spécifiquement, la proposition suggère des classifier comme une forme d’exploitation sexuelle, en redéfinissant au passage la notion : «  Les termes ‘exploitation sexuelle’ peuvent être compris comme le fait de profiter ou de tenter de profiter d'un état de vulnérabilité, d'un rapport de force inégal ou de rapports de confiance, y compris mais non exclusivement en vue de tirer un avantage pécuniaire, social ou politique d’un acte sexuel avec une autre personne. L’exploitation peut consister en l’exercice d’un pouvoir ou d’une domination sur une autre personne à des fins de satisfaction sexuelle, de gain financier ou d’avancement ». Cette focalisation sur « le déséquilibre de pouvoir typique entre hommes et femmes » permet aux juristes de la Commission d’intégrer dans le champ de l’article 83  tant la violence domestique que les mutilations génitales et le viol[13].


La proposition défend également sa proposition au regard du principe de subsidiarité : l’intervention législative européenne est-elle rendue nécessaire (ou du moins utile) de par la nature transnationale du problème traité (à cet égard, l’article 83 pose en effet expressément comme critères d’identification des eurocrimes la gravité et la dimension transfrontalière des phénomènes criminels) ? La Commission argue ici du caractère universel des phénomènes de violence visés par la directive : « Ces violences ont des répercussions sur des millions de personnes à travers l’UE, elles entraînent des violations des droits fondamentaux et engendrent des coûts considérables. Il en résulte un besoin spécifique de lutter contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique sur une base commune au niveau de l’UE ». De même, concernant les infractions en lien avec les TIC : « La cyberviolence à l’égard des femmes, y compris dans le contexte de la violence domestique, est apparue comme une nouvelle forme de ces violences, qui s’étend et s’amplifie au-delà des frontières des différents États-membres grâce à l’internet. Compte tenu de la dimension transfrontière inhérente à la cyberviolence, l’action individuelle de chaque État membre ne suffira pas à résoudre ce problème ». Plus spécifiquement, la Commission considère que la diversité des approches nationales crée une insécurité juridique telle qu’une harmonisation des infractions est indispensable – tout en laissant aux Etats une certaine marge de manœuvre, par exemple concernant le niveau des sanctions. Elle note enfin qu’il est logique de reprendre les éléments fondamentaux de la Convention d’Istanbul (dont le principe du consentement), puisque celle-ci a déjà été ratifiée par une majorité des Etats-membres. 


Les supporters de la directive au Parlement reprennent d’ailleurs volontiers cette idée. Ainsi, pour Laura Ferrara (Non-inscrite), « dans une Union européenne où une femme sur trois a subi des violences physiques ou sexuelles, où 75 % ont été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail et où une femme sur deux a été victime de violences sexistes en ligne, il est clair qu'il est urgent d'agir efficacement ». Sur la question spécifique du viol, Nathalie Colin-Oesterlé  (PPE) développe adopte une ligne similaire : « Oui, le viol est une affaire européenne, car nous vivons dans un espace de libre circulation. Oui, ce qui est considéré comme un viol en Belgique ou en Espagne doit l’être aussi en France ou en Pologne avec des sanctions harmonisées, pour mieux protéger les victimes, quel que soit le pays où elles se trouvent, et pour lutter contre l’impunité des auteurs, quel que soit l’État dans lequel ils sévissent ». L’omniprésence des violences de genre sur le continent légitimerait donc une intervention supranationale, bien que leur caractère transfrontalier puisse être contesté – hormis peut-être pour la cyberviolence.


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L’argumentation ne convainc en effet pas entièrement au Conseil, où la suppression de l’article est réclamée par  douze Etats-membres, la France et l’Allemagne en tête[14]. Ils peuvent s’appuyer pour cela sur l’avis du Service légal du Conseil (LS-C), qui, interrogé sur la possibilité de subsumer le viol ou les mutilations génitales sous le concept d’« exploitation sexuelle »,  propose de cette dernière une interprétation bien plus étroite que la Commission. L’article 83 du TFUE associe dans son libellé le trafic d’êtres humains et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, ce qui amène les juristes du Conseil à conclure que la deuxième est un sous-catégorie du premier (comme la prostitution forcée, par exemple). Les infractions caractérisées par la violence sexuelle n’entreraient donc pas automatiquement dans le champ de l’article, à moins qu’elle ne comporte un élément d’exploitation. Le LS-C écarte dès lors le viol ; il nie également la pertinence du critère du consentement, central pour les féministes, puisque toute exploitation est, par essence, non consentie. L’analyse souligne également qu’adopter la directive en l’état aboutirait à ce que le viol ne soit puni au niveau européen… que si la victime est une femme ! Mais elle n’est non plus dénuée de contradictions, puisqu’elle valide par contre l’assimilation des mutilations génitales à une forme d’exploitation sexuelle, malgré l’absence de lien direct avec le trafic d’êtres humains[15]. On peut toutefois s’interroger sur les motivations de la France et de l’Allemagne, pays dont la législation interne ne semblait pas incompatible avec les propositions de la Commission.


Ainsi, le droit pénal allemand avait été en 2016 réformé pour établir, en conformité avec la  Convention d’Istanbul et la proposition de la Commission, une définition du viol basée sur le consentement. Par ailleurs, la personnalité accusée par les organisations féministes du pays d’avoir demandé suppression de l’article 5, le ministre libéral de la Justice Marco Buschmann, appartenait à un gouvernement à dominante social-démocrate, a priori peu suspect d’antiféminisme. Et de fait, le ministre n’a pas mis en cause la substance du texte, mais a emprunté le raisonnent du  Service légal du Conseil selon lequel le viol n’était ni une forme d’exploitation ni un phénomène transfrontalier, ce qui privait l’article 5 de la proposition de la Commission de son fondement juridique[16]. Le cœur des préoccupations du gouvernement allemand était donc bien la distribution des compétences entre les deux niveaux d’autorité.  

 

Le cas de la France est plus complexe. D’un côté, la présidence d’Emmanuel Macron a affiché ses convictions féministes, notamment en constitutionnalisant le droit à l’avortement. De l’autre, le débat public français connaît durant la période d’examen de la directive une forte crispation autour de la question du consentement, liée au l’essor du mouvement MeToo ainsi qu’à la médiatisation de certaines affaires impliquant des célébrités. Sur ce dernier point, l’attitude d’Emmanuel Macron aura été plus ambiguë : en décembre 2023, à quelques semaines du vote de la directive, il prenait publiquement la défense de Gérard Depardieu, accusé de multiples agressions sexuelles, affirmant que sa carrière d’acteur « rendait fière la France » et que les poursuites constituaient une « chasse à l’homme »[17]. Il ne s’agissait pas là forcément d’un positionnement masculiniste délibéré ; toutefois, la séquence démontre la visibilité particulière de l’enjeu du viol dans le pays, qui a pu inciter les autorités à conserver la maîtrise juridique du problème.  


Par un paradoxe apparent, le gouvernement français a annoncé après le procès Pelicot (automne 2024) vouloir travailler à une réforme de la définition du viol, introduisant enfin le critère du consentement ; l’obstruction française ne tenait donc pas à une opposition de fond à la plaidoirie féministe sur la question. Confirmant ceci, le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, déclarait ainsi dans une interview le premier février 2024 : « Certains ont instrumentalisé ce débat pour dire que la France était rétrograde : c'est d'abord, surtout, et uniquement à nos yeux, un débat de compétences de l'Union et de doctrine »[18]. La motivation avancée par le gouvernement est donc bien celle de la souveraineté pénale, à savoir le contrôle des Etats sur leur législation criminelle et sur les modalités d’exercice de la justice. 

 

Sans entrer plus avant dans une analyse de fond des motifs de l’article 83, on peut constater que ces divergences d’interprétation de la notion d’exploitation sexuelle reflètent une configuration de forces conforme aux prédictions du néofonctionnalisme : les institutions supranationales (Commission et Parlement), relayant les revendications de la société civile européenne, ont proclamé la nécessité  d’une intervention législative dans un secteur qui ne relevait pas explicitement jusqu’ici de la compétence de l’Union ; les Etats-membre ont quant à eux défendu leur souveraineté pénale et promu une interprétation de l’article 83 évitant tout spillover dans une matière controversée. L’objectif de cette stratégie est évident à la lecture de l’avis du Service légal du Conseil, qui pointe deux risques : l’établissement d’un précédent permettant à la Commission et au Parlement de se prononcer sur toute forme de violence sexuelle, et l’empiètement sur les pouvoirs propres du Conseil concernant l’élargissement de la liste des eurocrimes.

 

Mais la justification du Conseil, fondée sur l’assimilation de l’exploitation sexuelle à une dimension du trafic d’êtres humains, n’est-elle pas de pure opportunité ?  Pourquoi sinon considérer que la répression des mutilations génitales puisse entrer dans le champ de l’article 83 ? Le fait que la notion de consentement, étroitement liée à la cause controversée du droits des femmes, ait été écartée sans pour autant que ne le soit l’enjeu des mutilations génitales, associé dans les esprits à l’islam ou à l’immigration africaine décriée par tous les régimes conservateurs, n’est peut-être pas tout à fait une coïncidence.


[1] A l’heure actuelle, 22 Etats-membres sur 27 ont ratifié Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique; l’UE a fait de même à titre propre le 28 juin 2023.

[2] Sofia Braschi, « The new EU Directive on combating violence against women and domestic violence »,  Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, n° 2, 2025, pp. 425–442.

[3] Le projet rédigé par la Commission définit le viol comme un acte de pénétration sexuelle non expressément consenti, mais précise également que « l’absence de consentement ne peut être réfutée exclusivement par le silence de la femme, son absence de résistance verbale ou physique ou son comportement sexuel passé ».

[4] Sur cette notion et les conflits entre droit pénal national et international, voir Muriel Ubéda-Saillard (dir.), La souveraineté pénale de l’État au XXIe siècle, Paris, Pedone, 2018.

[5] Conny Roggeband, “Violence against women and gender-based violence”, in Gabriele Abels et al. (ed.),  The Routledge Handbook of Gender and EU Politics, Routledge, New York, 2021, pp. 544-561.

[6] Marta Picchi, “Violence against Women and Domestic Violence:  The European Commission's Directive Proposal”, Athens Journal of Law, n°4, 2022, pp. 395-408.

[7] Ernst Haas, The Uniting of Europe 1950-1957, Stanford, Stanford University Press, 1958.

[8] Sebastian Heidebrecht, “Digital Policy as a Driver of Integration: Spillover Effects and European Commission Empowerment Politics and Governance”, vol. 13, 2025 https://doi.org/10.17645/pag.10474 

[9] Il est à noter que cette distribution des voix recouvre également dans une large mesure le clivage entre eurosceptiques et europhiles au sein du Parlement (hormis le cas de GUE). Les députés généralement favorables à l’intégration européenne ont donc validé l’interprétation large de l’article 83 proposée par la Commission, leurs adversaires ayant préféré protéger les prérogatives des Etats-membres. Les deux registres argumentatifs se rejoignent donc.

[10] Les citations des parlementaires non-francophones ont été traduites à l’aide du traducteur DeepL.

[11] Ian Manners, “Normative Power Europe: A Contradiction in Terms ?”, Journal of Common Market Studies, n° 2, 2002, pp. 235–258.

[12] Sur la mauvaise foi de la rhétorique européenne sur la violence de genre, voir R.Amy Elman, « The European Union and Violence Against Women : Fundamental Rights and Con Games », Dignity, n ° 3, 2020.

[13] Le texte fait par ailleurs également référence à l’article 82 du Traité, mentionnant la « cybercriminalité », pour fonder les dispositions touchant à la cyberviolence.      

[14] Mireia Brunet Villarejo, “Why was rape regulation omitted from the first EU Directive on violence against women?”, Quaderns IEE, n° 3, 2025, pp. 127-151.

[15] La justification apportée à ce choix est peu explicite : « Une approche plus nuancée peut se justifier pour le crime de mutilation génitale féminine, dans la mesure où la mutilation génitale est une pratique qui pourrait être étroitement liée à des formes d'exploitation des mineurs. On pourrait soutenir qu'elle comporte un élément d'exploitation, dans la mesure où elle affecte, dans une large mesure,

la situation vulnérable des mineurs et pourrait donc être interprétée comme relevant de l'exploitation sexuelle des enfants ».

[16] Dilken Çelebi, Lisa Marie Koop, Leokadia Melchior, « Germany Blocks Europe-Wide Protection of Women Against Violence », Verfassungsblog, 17 janvier 2024. DOI: 10.59704/2cbb56fcbc52ec14.

[17] « Affaire Depardieu : Emmanuel Macron assure n’avoir “jamais défendu un agresseur face à des victimes” », Le Monde, 8 mai 2024.

[18] « Éric Dupond-Moretti appelle à la prudence sur une redéfinition pénale du viol », Europe 1, 1er février 2024. 

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